Témoignage de l’entreprise Biose : une détaylorisation raisonnée

L’entreprise Biose conçoit et commercialise des produits microbiotiques thérapeutiques pour la santé humaine. Elle a conduit une expérience d’autonomisation des salariés via une « détaylorisation raisonnée » conduite par son dirigeant Stanislas Desjonquères depuis 18 mois au moment où la vidéo suivante a été tournée. L’entreprise emploie environ 80 personnes faisant 12 millions de CA avec un site industriel, un laboratoire de recherche, une structure commerciale notamment à l’échelle internationale.

Nous en avons fait ci-dessous un  résumé écrit qui montre que il ne s’agit ni d’anarchie, ni d’auto-gestion, mais de respect de la personne et d’un investissement sur la capacité des gens à exprimer leurs qualités et leurs intérêts dans leur travail, le tout dans une organisation avec des règles essentielles pour le vivre en commun, avec une autorité définie par les compétences et non plus par le pouvoir d’une hiérarchie de commandement/contrôle… Un véritable changement de paradigme organisationnel !

On trouvera aussi en cliquant  sur ce lien  un article dans la revue capital.

Stanislas Desjonquères précise que cette expérience n’est pas en soi planifiable, qu’il n’y a pas de méthode, mais est liée à l’histoire de l’entreprise et à la personnalité de son dirigeant.

Cette expérience présente en revanche des invariants quelle que soit l’entreprise, invariants décrits également par Isaac Getz. Son pilotage n’est pas un long fleuve tranquille. Stanislas Desjonquères se vit comme animateur et non pas comme président de l’entreprise et tous ce qui a été initié l’a été au fur et à mesure à l’aveugle, seulement avec l’idée de mettre l’être humain au centre de l’organisation, celle-ci devant être au service des actes concrets de travail, et le travail devant être mis au service du développement de la personne.

Stanislas Desjonquères est contre le terme de libération de l’entreprise pour plusieurs raisons et notamment parce qu’il n’y a pas de méthode (c’est pour cela qu’il décrit l’expérience qui a été conduite chez Biose comme une transformation en SARA – Société Anonyme à Responsabilité Augmentée-), mais aussi parce qu’il est faux de penser que chacun fait ce qu’il veut au sein d’une SARA et qu’il n’y a plus d’organisation.

Aujourd’hui, la perversion des organisations des entreprises, c’est qu’elles se pensent comme des structures qui se suffisent à elles-mêmes. On a oublié pourquoi on doit s’organiser parce qu’on a oublié l’objectif, donc le « bien commun ». Mais de la même façon qu’il n’y a pas de communauté sans bien commun, il n’y a pas non plus de communauté sans règles de fonctionnement.

Aujourd’hui, dans les entreprises traditionnelles, il y a une strate de personnes payées les plus chers qui pensent qu’elles travaillent parce qu’elles organisent un reporting ou qu’elles produisent des indicateurs, sachant que ceux qui travaillent vraiment disent : mais qu’est-ce qu’il nous produisent dans les étages et les bureaux. Cela est une véritable perversion…

Autre perversion, la financiarisation de notre économie, qui nous pense à penser qu’on est là pour faire du fric, dans des cycles très court « termistes ». Or le profit n’est qu’une condition et certainement pas une finalité…

Autre perversion : quand on a perdu de vue l’objectif et qu’on pense qu’on est un dangereux gourou parce que l’on ose parler de bien commun ou encore de sens. Perversité que l’on retrouve dans la sphère politique où les intervenants ne pensent plus au bien commun (l’organisation de la vie dans la cité), mais à la seule survie de leur organisation politique…

L’organisation en soi permet ou non le respect de l’être humain et permet ou non l’initiative. L’être humain est fait de telle sorte que la source de sa dignité est sa capacité à poser des actes libres en toute responsabilité.  L’être humain étant capable de se projeter, il est capable de construire.

Ainsi l’être humain se fixe, comme premier acte, des objectifs, puis, comme deuxième acte, il se donne des moyens, puis, comme troisième acte, il met en oeuvre ces moyens qu’il a choisi, puis, comme quatrième acte, il adapte ces moyens au fur et à mesure, et le dernier acte consiste à contempler son travail.

Le travail d’animateur d’entreprise consiste à créer les conditions et l’organisation du travail qui permettent à chacun de  se sentir libre et responsable et de poser des actes libres. La hiérarchie ne permet pas cela : l’organisation pyramidale ne permet pas à l’individu d’exprimer son besoin.

Par exemple dans une usine, l’assurance qualité détecte le problème, dicte au contrôle qualité la correction à faire, le contrôle donne une instruction aux salariés, les salariés mettent en oeuvre sans comprendre, et si jamais ce qui a été fait est source de progrès, les salariés ne voient pas le progrès, ils n’ont pas compris le sens de l’acte au départ.

Organiser la dignité et la liberté des salariés, ce n’est ni l’anarchie, ni le fait que chacun fasse ce qu’il veut. Toute personne dans toute organisation sait ce qu’il faut faire pour que ça aille mieux et si elle ne le fait pas, c’est parce que c’est l’organisation qui étouffe l’initiative. Mais l’organisation « déperversifiée » peut le permettre. Ainsi, l’organisation « déperversifiée » est au service de l’oeuvre et l’oeuvre est au service du développement de la personne. Une procédure ne sert pas l’oeuvre.

Dans la plupart des cas, la strate des cadres produit des choses contreproductives et inutiles. Faire un CODIR et demander du reporting ne sert à rien. De dire cela n’est pas un militantisme anti-organisation ; c’est remettre l’église au milieu du village.

Cela dit pour « déperversifier » l’organisation, il n’y a pas de méthode. Pourtant, comme en occident, on aime bien tout « processer », il y a des gens pour dire qu’il y a une méthode, par exemple « l’holacratie » en quinze points et trois mois… mais ce faisant on ne remet pas l’humain au centre parce que l’on ne comprend pas pourquoi on le fait et ainsi on change d’organisation tous les 5 ans, organisation pour elle-même, qui s’est donc « perversifiée ».

Remettre l’humain au centre, pour un animateur (chef d’entreprise) c’est procéder de façon tyrannique. Libérer son entreprise, pour Stanislas Desjonquères, ça se pilote de façon totalement autoritaire. Sauf qu’il y a des invariants mis en lumière par Isaac Getz et à remplir dans l’ordre suivant. Le premier invariant est le sentiment de justice (des actes, pas des discours : des chiottes propres, revoir les 5 C : c’est con, mais c’est comme ça, en procédant par questionnaires : y-a pas d’abri vélo, y-a pas de douches, j’ai dépassé de 2 euros ma note de frais, j’ai besoin d’un stylo rouge, la procédure ne le prévoit pas, etc…, et 50 autres points qui ont été d’abord et avant toute autre chose corrigés), le deuxième c’est d’avoir la vision et le sens commun (avoir la conscience commune de ce pourquoi on fait communauté en répondant à la question c’est quoi la finalité de notre vécu ensemble ? -à définir tous ensemble : la vision, la mission, les valeurs, le tout étant au service du développement de la personne-), le troisième, c’est de donner les moyens aux personnes (quand quelqu’un n’y arrive pas, se poser la question : a-t-il les moyens : finances, temps, compétences ; faire en sorte que les gens n’aient pas à négocier leurs moyens, leur budget contre l’organisation qui est devenue une fin en soi, qui se suffit en elle-même), le quatrième, c’est de pouvoir contempler son travail (ce point rajouté par Stéphane Desjonqueres, passe par un certain niveau de transparence : information doit être partagée par tous en même temps et de façon détaillée de façon à ce que chacun comprenne tout, notamment tous les projets stratégiques et toute la comptabilité sont mis sur le réseau social d’entreprise à la disposition de tous ; il s’agit de donner le sens de l’entreprise et donc de redonner de la fierté à chacun). Lorsqu’il n’y a pas ces 4 invariants, ça ne marche pas. Mais on ne les conceptualise pas a priori, on les constate a posteriori.

Exemple : Quelle est la finalité d’une note de frais ; quel est son sens ? ça ne sert pas à contrôler, ça ne sert pas à appliquer un barème pour un non-cadre par rapport à un cadre – quelle humiliation !- finalement on a juste besoin des factures pour arrêter les comptes (réunion de plusieurs heures avec les gens pour qu’ils arrivent à répondre à cette question). Du coup aujourd’hui chacun met ses factures de frais dans une enveloppe, la comptabilité additionne et on a gagné ainsi un tiers temps à la comptabilité sur les notes de frais… Conclusion, il faut supprimer les tâches qui ne sont pas des vrais moyens au service de la mission… Biose a ainsi organisé la chasse au gaspi partout en se recentrant sur les vrais moyens.

Chez Biose les fonctions supports sont appelées des générateurs d’autonomie (dans une organisation qui est une fin en soi, les fonctions supports génèrent des belles procédures inutiles qui justifient leur travail).

Le job de l’animateur (du dirigeant) est de veiller au bien commun (penser un projet ou une vision pour tous, qui peuvent être amendés par tous ; avoir le souci de dire comment je respecte infiniment les personnes pour qu’elles se développent au contact du projet, ce qui n’est pas incompatible avec le fait que si quelqu’un n’est pas à sa place et que je ne peux pas lui offrir ce qu’il faut pour qu’il se développe, il quitte l’entreprise).

Le déploiement de cette démarche : il n’y a pas de méthode… Premier point : la conviction d’un dirigeant ; deuxième point : les fondamentaux (les invariants) ; troisième point comment ça se pilote ? Ce dernier point peut être le bazar : on peut ne plus savoir où on en est…

On a changé l’organigramme (hiérarchie) par une « organomie » (organisation qui permet l’autonomie des personnes).

Comme on a « subsidiarisé » les décisions, il n’y avait plus besoin de CODIR ni d’encadrement. La remise en cause des privilèges des cadres, outre le fait qu’ils ont passé leur temps à dire au chef d’entreprise qu’il allait dans le mur a provoqué grosso modo le départ d’environ un tiers immédiatement (bien qu’il n’ait pas été question de plan social ni de licenciement), un autre tiers pensant qu’ils allait enfin s’éclater (on va enfin supprimer toutes les procédures inutiles) et le troisième tiers hésitant avant de se répartir selon les deux premières catégories au bout d’un an ou deux.

Quand le chef d’entreprise lance cette démarche, les gens sont globalement stressés. Il faut être très solide pour poursuivre en tant que chef d’entreprise. Les gens se demandent où est le piège ; est-ce qu’on n’est pas en train de nous manipuler. La nature humaine est en effet aussi marquée par l’orgueil et la paresse. Certaines personnes ont peur de s’engager. D’autres, au contraire, s’engagent en vue de prendre le pouvoir… Au début c’est très difficile, les gens commencent par se dire : on va voir si ça va durer, en attendant on ne fait rien… Je sais très bien que la moitié de ce que je fais est inutile, mais si je le dis, on va me passer à mi-temps ou je vais perdre mon job… Donc ce n’est pas des cris de joie. Mais dans la durée ça finit quand même par être mieux…

Il faut être dans la confiance et dans la durée. Comme le petit prince, il faut apprivoiser le renard. Les gens sont d’abord paumés. C’est un véritable combat pour que l’homme renoue avec sa vraie nature. Comme pour tout sportif ou artiste, il faut un effort pour devenir ce qu’on est. On est conçu pour se réaliser dans l’effort et le travail.

On ne retient que la pénibilité dans le travail, mais ainsi on perd son sens…

Dans cette nouvelle organisation du travail (ce n’est pas l’anarchie), il y a une omni-présence de l’autorité, mais on chasse le pouvoir (ce dernier étant l’apanage de la hiérarchie bête qui dit : fais ça parce que je te l’ai ordonné ; tu es un sujet, mais je fais de toi un objet et je ne te demande pas ton avis).

L’autorité c’est aider le sujet à rester toujours plus sujet, à devenir sujet, à devenir ce qu’il est. Tu es fait pour prendre des initiatives, on va t’y aider… Fais ce que tu penses qui est mieux.

L’autorité c’est celle de la compétence. La première autorité c’est de permettre aux gens d’engager ce qu’ils pensent qu’ils doivent engager pour qu’ils soient « auteur » de leurs actes. Mon autorité procède de ma capacité à faire. Du coup, dans notre nouvelle organisation, lorsqu’il y a déficit d’autorité, c’est qu’il y a déficit de compétences. C’est quelqu’un qui ne fait plus son job. Et qui le dit ? Ce n’est plus le chef. Ce sont les personnes entre elles. Au sein d’une équipe, les autres disent que la personne en question met l’équipe en danger. Le niveau d’exigence devient très important. Les autres disent « on commence à en avoir marre de tes actes ».

Quand quelqu’un ne pose pas des actes qui permettent d’atteindre la mission de l’entreprise, cela n’est pas tolérable, parce que, compte tenu de la concurrence, qui plus est, mondiale, on va dans le mur. En revanche on doit se poser la question du pourquoi cette personne ne pose plus les actes permettant d’atteindre la mission de l’entreprise pour l’aider à reprendre pied en posant les questions suivantes (différents degrés de discernement) : est-ce que la personne a le sens de ce qui doit être fait, est-ce qu’elle en a les moyens, est-ce que la personne, dans sa vie, traverse une période conjoncturelle difficile, est-ce que la personne vit de ses qualités (on ne naît pas pareil, mais on a tous des qualités qu’on développe parce qu’on marque un intérêt à le faire et parce qu’on les travaille : ainsi si quelqu’un a toujours fait des choses pour lesquelles il n’a pas d’intérêt et pour lesquelles il n’a pas de qualité naturelle, cette personne ne sera jamais bonne dans ce qu’elle fait).

Ensuite, après avoir franchi toutes ces étapes, le devoir de l’animateur (du chef d’entreprise) est de se poser la question : est-ce que je peux offrir la possibilité à la personne de trouver sa place dans l’organisation pour qu’elle vive mieux de ses qualités ? Si, la conclusion est que l’on ne peut offrir cette possibilité dans le cadre de la mission de l’entreprise, alors il faut se séparer de cette personne.

De la même façon, si la personne a des qualités, mais qu’elle n’a un niveau d’engagement faible parce qu’elle est paresseuse et quelle a décidé de ne pas bosser, alors oui, il faut s’en séparer. Mais il ne s’agit pas de condamner la personne, mais seulement des faits. Ainsi, quand la personne pense qu’elle est supérieure aux autres parce qu’elle a tel ou tel diplôme, alors aucun état d’âme, elle doit partir.

Il faut également éviter d’avoir la tentation de basculer dans un système élitiste où il n’y aurait que des premiers de la classe dans l’entreprise. Il faut non pas qu’il y ait un droit à l’erreur mais par contre il faut une pédagogie de l’erreur, nécessaire au processus d’apprentissage. Il faut donc mettre à l’aise les gens en leur disant qu’on fait nécessairement des erreurs pour apprendre, mais que si ces erreurs deviennent chroniques, elles montrent qu’on n’est pas à sa place et qu’il faut donc traiter cette situation.

Le sujet est donc qu’il faut que chacun soit justement engager en fonction de son potentiel. Il faut donc être capable de discerner entre quelqu’un qui produit peu, mais qui ne peut pas produire plus (nous avons tous la même capacité d’engagement, mais nous n’avons pas tous la même capacité de travail) et quelqu’un qui produit plus, mais qui n’est pas complètement engagé.

Ce travail de discernement est essentiel, compliqué et consiste à apprendre à considérer l’autre comme une personne. Comment rendre chacun auteur de ce qu’il fait et en même temps ne pas laisser de place à quelqu’un qui pourrait être auteur, mais ne fait rien pour. Ainsi, dans l’entreprise, la philosophie est « faites ce que vous pensez devoir faire ». Les gens se mettent ainsi la pression tout seul, et il n’y a pas de burn out chez Biose (en effet un burn out, c’est quelqu’un qui pense devoir faire quelque chose, qui en ait empêché et finit par penser que ce qu’elle fait n’a pas de sens). Ce n’est donc pas l’intensité et la charge de travail qui fait la pression, au contraire la pression, c’est la perte de sens et l’incapacité de faire ce qu’on pense devoir faire au nom du bien commun.

Chez Biose, on mise sur les personnes en toute lucidité (ni en idéologie, ni en naïveté) en pensant que l’homme est bon, mais qu’il a ses faiblesses et donc qu’il a besoin d’une organisation… En capitalisant sur cette démarche, Stanislas Desjonquères pense que Biose va croître et devenir une grande et belle entreprise…

 

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