L’emploi est mort, vive le travail

Nous partageons complètement le diagnostic de Bernard Stiegler concernant la disparition à terme de l’emploi ainsi que les causes qui l’expliquent. En particulier, le taylorisme, du fait du lien de subordination détruit toute possibilité pour le salarié de s’approprier le contenu et l’intelligence de son travail (ce que Bernard Stiegler appelle la prolétarisation).  Le numérique va accélérer puissamment cette évolution en robotisant massivement les tâches répétitives, ce qui est en soi une bonne chose ; par contre, le numérique utilisé uniquement à des fins de renforcement du contrôle hiérarchique (du lien de subordination) peut aussi accélérer la perte des savoirs et la perte de sens au travail. Nous pensons donc comme Bernard Stiegler, qu’il va falloir réinventer une nouvelle société où le travail autonome et responsable (il nomme cela l’individuation) va contrer le côté obscur du numérique. De nouvelles formes d’activités et de travail vont ainsi se déployer en dehors du lien de subordination et donc très largement en dehors de l’emploi du moins tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Vous pouvez retrouver l’interview de Bernard Stiegler sur Culture Mobile réalisée par Ariel Kyrou le 15 avril 2014 dans son bureau de l’IRI à la fois sous forme écrite (un PDF) ou  sous forme de vidéo en cliquant ici.

Il faudra donc réinventer de nouveaux modes de rémunération et une nouvelle protection sociale pour couvrir le développement de ces nouvelles formes d’activité. L’intelligence collective (expression collective et directe de tous les acteurs) peut être le moteur de ces évolutions, face à la faible agilité des corps intermédiaires (représentants élus, syndicats d’employeurs comme de salariés, politiques, administration, hiérarchies, etc) occupés à sauvegarder leur pouvoir et surtout en panne d’idées. Cette intelligence collective qui va s’organiser par le bas grâce au numérique (du moins le numérique rend cette évolution possible), devrait permettre une co-élaboration conventionnelle et contractuelle d’un nouveau droit, à commencer par celui de l’activité. La piste du savoir d’achat et de la généralisation d’un statut comparable à celui des intermittents du spectacle que nous propose Bernard Stiegler est une possibilité parmi bien d’autres. De nouvelles régulations coinventées et coconstruites à chaque niveau pertinent (de façon décentralisée et subsidiarisée) avec les intéressés eux-mêmes, au sein des différentes formes d’organisations de travail actuelles (entreprise, association, service public, etc) devraient permettre de conduire par expérimentation ces transitions inéluctables… A défaut (de cette néguentropie, comme la nomme Bernard Stiegler) nous ne donnons pas cher de notre avenir, ni sur le plan du lien social, ni sur le plan environnemental…

Qui est Bernard Stiegler ?

Bernard Stiegler est philosophe. Docteur de l’École des Hautes études en sciences sociales, il est président de l’association Ars Industrialis, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Georges Pompidou. Il a été directeur de l’IRCAM en 2001. Il est l’auteur de nombreux livres…

Extraits de l’interview

… Bernard Stiegler :  La prolétarisation industrielle, c’est-à-dire celle des travailleurs qui produisent, a commencé dès le 19ème siècle, avant la première époque du consumérisme qui débute autour de 1910-1920. Ce qui se développe au cours des années 1970 et devient le modèle dominant dans le monde dès les années 1980, c’est un nouveau type de consumérisme, que je qualifie d’extrême ou d’extrémisé. Il est extrême car il prolétarise également les consommateurs : il repose sur la destruction de leur savoir vivre. Pour moi, prolétariser signifie en effet détruire le savoir. Il y a trois grands types de savoir qui peuvent être détruits par la prolétarisation : les savoir-faire des ouvriers, des techniciens et des travailleurs en général ; les savoir vivre des consommateurs et plus largement des citoyens ; et enfin les savoirs formels.

Culture Mobile :  Qu’entendez-vous par savoirs formels ?

Bernard Stiegler :  Ce sont des savoirs spécifiques, formalisés à des fins bien précises. Le savoir économique, par exemple, est un savoir formel. Ainsi, quand Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, explique à propos de la crise des subprimes, devant le Congrès américain, qu’il n’a rien vu venir, car tout passait par des machines automatisées, qu’il plaide donc qu’il ne pouvait en aucune façon prévenir cette calamité qui s’est concrétisée en 2008, il dit : je n’ai plus de savoir économique. En vérité, il se déclare prolétaire ! Ce prolétaire avait sans doute un salaire de quelques millions de dollars, mais n’ayant plus de savoir formel, ce salarié n’avait déjà plus de travail : il n’avait qu’un emploi. C’était un employé de la bureaucratie financière mondiale. …

… L’emploi, c’est ce qui s’est développé depuis deux siècles, et qui, progressivement, a détruit le travail. Le travail, ce n’est pas du tout l’emploi. L’emploi est ce qui est sanctionné par du salaire. Et c’est ce qui permet, depuis Ford, Roosevelt et Keynes notamment, de redistribuer du pouvoir d’achat. Le travail, c’est ce qui fait qu’on se développe en accomplissant quelque chose. Picasso fait de la peinture, par exemple. Moi mon jardin. Ca m’apporte quelque chose. Je ne fais pas mon jardin simplement pour avoir des petits pois. Si j’écris des livres, si je participe au site Wikipédia ou si je développe un logiciel libre, ce n’est pas d’abord pour obtenir un salaire, mais pour m’enrichir en un sens beaucoup plus riche, si je puis dire, et peut-être gagner ou économiser un peu d’argent, mais surtout me construire et avancer dans la vie, en accord avec mes désirs et mes convictions. …

… Veillons à ne pas confondre l’emploi et le travail. Car le risque est d’en arriver à d’immenses confusions : d’un côté Jeremy Rifkin qui parle de «fin du travail» alors qu’il s’agit à l’inverse de le retrouver dans son essence, et à son opposé l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy qui glorifie un travail alors même qu’il ne parle plus que de l’emploi le plus sinistre, le plus déshumanisant ou le plus insignifiant comme celui d’Alan Greenspan lorsqu’il était le patron prolétarisé de la banque fédérale des États-Unis. L’emploi, c’est un travail prolétarisé, dont les dimensions de savoir ont été effacées. …

… Culture Mobile : Il y a pourtant des gens qui affirment que le numérique ne nuit pas à l’emploi, qu’il s’agit même d’un nouveau gisement d’emplois, non ?

Bernard Stiegler : Mentent-ils ? Y croient-ils vraiment ? Se trompent-ils, ou font-ils comme s’ils y croyaient car ils ne peuvent faire autrement ? Affirmer que l’emploi est mort, ce n’est pas vraiment la meilleure façon d’être populaire. Il y a aujourd’hui une obsession de l’emploi. Et il est mal vu de dire que la redistribution par le monde industriel de pouvoir d’achat sous forme de salaires, malmenée depuis la fin des années 1970, est en passe de disparaître à cause de l’automatisation. Cela pose d’ailleurs un très gros problème à Manuel Valls, à Angela Merkel, à Barack Obama. Ils ne veulent absolument pas en entendre parler. Car ils ne sont pas très courageux, et comme les syndicalistes ne sont pas non plus très courageux… Allez tenir ces propos à des syndicalistes… Il ne faut pas dire ça. Moi, vont-ils vous répondre, je suis là pour défendre l’emploi. On peut comprendre bien sûr que l’on exige de protéger l’emploi tant qu’il n’y a pas d’autre modèle. Mais c’est un combat perdu à brève échéance, et la question est donc bien d’inventer un nouveau modèle.

… l’emploi, à l’instar du taylorisme et du travail à la chaîne, a ceci de spécifique qu’il ne suppose la reproduction par les femmes et les hommes que d’automatismes sans la moindre «désautomatisation». C’est en ce sens qu’il s’avère être le contraire du travail. Savoir faire un travail, c’est essentiellement avoir acquis des automatismes que l’on a tellement intériorisés, dont on est maître au point de pouvoir les «désautomatiser». C’est la faculté d’inventer à partir d’automatismes reçus …

… La question n’est pas de choisir entre automatiser ou ne pas automatiser. C’est de choisir (par un processus de désautomatisation des idées reçues) entre une automatisation mise au service de la prolétarisation généralisée, d’un côté, et de l’autre, une automatisation mise au service de la déprolétarisation. …

… les développeurs de logiciel libre, en règle générale, sont très motivés par leur travail. Parce qu’ils produisent du savoir et de l’individuation … ils mettent les automates au service d’une «désautomatisation». Le libre permet de sans cesse améliorer le système … de produire quelque chose que les automates n’avaient pas prévu. C’est donc … par l’exploitation de l’automatisme que l’on produit … un travail qui ne se résume pas à un emploi…

… Le web produit de l’automatisation comme de la désautomatisation de l’être humain… A l’IRI, avec un consortium de très grandes universités en réseau (Berkeley, Cambridge, Tokyo,…), nous travaillons à configurer un nouveau web que nous appelons herméneutique…

… La question est donc de savoir comment nous allons faire pour que le système économique fondé sur l’automatisation intégrale et généralisée fonctionne dans une économie du travail ne reposant plus sur l’emploi…

… l’économie collaborative produit aujourd’hui tout et son contraire … le numérique est à la fois un poison et un remède …

… depuis l’apparition des réseaux sociaux et de ce qu’on appelle les plateformes d’application, quelque chose a changé dans le Web, qui a conduit à ce que l’on appelé l’économie des data, contrôlée par des prédateurs de data qui prennent de la donnée mais ne la rendent pas. Ce devenir, qui étend la prolétarisation (« pronétarisation ») … fait le contraire de ce dont le libre est un modèle … . L’Europe, à travers ses grands groupes d’opérateurs de télécommunication, d’informatique, de logiciels, d’équipementiers, mais aussi à travers son industrie éditoriale, devrait développer un nouvel âge du Web. La valeur produite par le Web herméneutique ne procède pas de la consommation mais du savoir. …

… il faut … repenser complètement le modèle économique de nos sociétés. C’est un semblable geste de réinvention de la société industrielle qu’a réalisé Keynes en 1933 … (avec) … le taylorisme (qui) rendait à la fois possible et nécessaire la redistribution sous forme de pouvoir d’achat des gains de productivité obtenus … . Avec l’automatisation généralisée, la nouvelle donne rend caduc le new deal de 1933. C’est pourquoi, lorsque Pierre Larrouturou affirme avec Michel Rocard qu’il faut en revenir à Keynes et Roosevelt, ils ont à la fois tort et raison. Ils ont raison dans l’esprit, car il s’agit d’une nouvelle donne, mais ils ont tort car cette nouvelle donne fait du new deal une affaire du passé. …

… (il y a) la nécessité d’organiser une redistribution socialement juste et économiquement rationnelle. …

… Aujourd’hui, il faut … repenser le droit du travail, la fiscalité, la formation et l’éducation, tout ! Il faut absolument tout repenser. N’est-ce pas formidable ? …

… Nous devons bâtir une économie de transition. …

… il y a sur ce sujet beaucoup d’idées et de débats, des gens qui réfléchissent par exemple sur … la notion de « biens communs »… et plus généralement à toutes les formes de surexploitation, dont celles qui résultent de la privatisation des biens communs … (ces derniers) représentent une réponse positive en matière d’organisation collective de la circulation des biens non rivaux et de coopération, qui constitue sans aucun doute le cadre de référence d’une société contributive. Il faut débattre, mais il faut aussi … expérimenter, créer pour cela des zones franches, permettre de sortir du droit du travail ou de la réglementation d’allocation des minima sociaux par exemple pour créer un revenu contributif pour la jeunesse qui est dans une situation intolérable face à la disparition structurelle de l’emploi. … Nous devons créer des zones d’exception pour expérimenter d’autres modèles de société. …

… la question (…) est d’inventer une nouvelle façon de produire de la valeur par la redistribution intelligente des gains de productivité. …

… pour résoudre ces immenses problèmes, il n’y a pas d’autres possibilités que d’élever l’intelligence collective en augmentant spectaculairement les savoirs partagés, ce que l’automatisation rend possible … cela signifie qu’il faut remplacer le pouvoir d’achat (incitation à l’achat actuellement mise en oeuvre par le marketing et la publicité) par du savoir d’achat … Il faut (passer) à une économie marchande intelligente… Il est très important que les habitants (de la planète) aient une pensée collective (sur la manière) dont ils peuvent vouloir et savoir vivre ensemble, et non s’entretuer dans un massacre généralisé…

C’est réalisable dans les 20 ans qui viennent … période qui aboutira … si l’on croit bill Gates, à la disparition définitive de la société fondée sur l’emploi… La tendance est évidement là, tous les gens sérieux le reconnaissent et ceux qui disent le contraire sont soit ignorants et incompétents, soit se mettent la tête dans le sable, soit sont malhonnêtes… Après cela, il y a évidemment bien des façons de voir les 20 années à venir…

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